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02/06/2021

Sécurité et libertés, la grande transformation inversée

Dans son classique des classiques de 1944 (traduit en 1983 en français, comme un clin d'oeil à la rigueur) "La grande transformation" du génial Karl Polanyi déconstruit toutes les illusions sur le caractère "naturel" du marché, moque les niaiseries sur "le salut par la technologie" et montre comment et pourquoi la crise de 1929 n'a rien d'un accident. C'est la conséquence inéluctable d'une économie de marché non socialisée. Quand le livre paraît, la seconde guerre s'achève et après l'horreur, le monde vivra un peu plus de trois décennies de progrès considérables pour la sécurité et les libertés.

Sécurité sociale, droit du travail et de ne plus travailler avec une retraite digne. Droit à des congés payés, à des pauses, à ne plus être harcelé, à voter dans son entreprise, à ne plus être discriminé... Les droits rejoignent les libertés individuelles : liberté d'orientation sexuelle, de divorcer,  d'informer avec la fin du carcan d'état sur une info censurée et évidemment, liberté de manifester paisiblement quelle que soit la cause. Tous acquis conquis grâce à une solidarité économique et fiscale sans précédent. 

La crise Covid est comparable en ampleur à celle de 29. 150 millions de personnes supplémentaires qui souffrent de la faim, autant de nouveaux pauvres, de nouveaux chômeurs... L'origine n'est pas les mêmes, mais les dégâts causés sont comparables. La différence, de taille, c'est que des états très riches ont pris la mesure du dérèglement et ont financé "quoi qu'il en coûte" la survie des populations. Même aux États-Unis, on a tenté de limiter le nombre de personnes qui crèvent à même le trottoir. Partout les états sont intervenus massivement, mais avec des disparités de moyens très fortes (pensée pour les indiens qui subissent la pire double peine au monde avec un bilan humain et sanitaire effroyable et en même temps une régression économique inégalée). 

La crise Covid nous oblige, à l'évidence, à repenser nos sécurités et libertés. Donner une sécurité alimentaire quand celle-ci est de moins en moins évidente. Des pistes de sécurité sociale alimentaire avec une carte fonctionnant dans des magasins agrées où l'on pourrait acheter des produits agrées comme la Carte Vitale donne accès aux médicaments conventionnés existe, mais pas dans le débat public. Une sécurité au logement alors que les courbes de personnes expulsées et celle du nombre de m2 vides ressemblent à s'y méprendre au miroir de notre indécence moderne. Une sécurité d'emploi, aussi, avec des emplois verts garantis. On nous vend l'inverse avec une réforme de l'assurance chômage qui rentre en vigueur le mois prochain et qui divise par deux les droits des plus précaires, les poussant à l'insécurité absolue... Toutes les solutions à nos maux sont dans le débat public, chez des chercheur.es, des activistes, mais aussi d'élu.es de collectivités locales qui voient bien que les impératifs de justice écologique et sociale ne peuvent attendre. Or, quand on évoque la notion de "sécurité", c'est désormais limité aux revendications de syndicats d'extrême-droite des forces de l'ordre.

Il faut aussi repenser nos libertés après que ces dernières ont été entravées pendant quinze mois. Déconfiner nos libertés de se déplacer, de manifester, d'informer. Caramba, encore raté. Manif encadrées, avec gazage et nassage systématique, même pour des micros rassemblements pour les 150 ans de la communes. Pour les déplacements, le Pass Sanitaire, qui pourrait s'entendre d'un point de vue de santé publique, n'est pas débattu publiquement, mais imposé à toutes et tous. Quand à la liberté d'informer, qui suppose comme corollaire une indépendance des rédactions, on laisse crever Science et Vie et Lagardère se faire racheter par Bolloré et Arnault pour aboutir à un paysage audiovisuel encore plus ploutocratique. Misère. 

Interrogé sur les transformations nécessaires pour construire le monde d'après, Le Maire et Elisabeth Borne réfutent tout net l'idée de taxer les plus riches qui se sont enrichis comme jamais dans l'histoire. C'est un marqueur d'inculture historique coupable : la nouvelle grande transformation est devant nous, mais nous nous entêtons dans la grande régression. 

26/05/2021

La République des intéressé.es

Dans le dernier numéro de Cash Investigation, on voit comment la société Iqvia vend nos données de santé privées, au mépris le plus élémentaire de la loi, grâce aux interventions doucereuses de Cédric O. et d'Emmanuel Macron lui même. Désireux "d'accélérer le progrès de la recherche en santé en créant un hub de données de santé" le Président propose de confier la réflexion sur ce sujet ultra sensible à Jean-Marc Aubert, alors patron d'Iqvia, société qui vend des données de santé, un data broker, en bon français. Après deux années de labeur, hocus pocus, Aubert redevient Président d'Iqvia France qui a un deal avec toutes les pharmacies de France. Les équipes de Lucet le font transpirer et la CNIL réagit à l'émission en disant qu'effectivement, les pratiques sont illégales et promet de recadrer le broker. A suivre...

Les réponses de Cédric O. sur le fichage illégale opéré par Google, sur Facebook et autres montrent bien que l'idée même de s'opposer à ces géants ne l'effleure pas. Et au fond, c'est assez emblématique de cette république des "experts". En 2017, lassés des "politiciens de métiers", Macron a fait passer une vague de députés issus de la "société civile" et "d'experts". Rhétoriquement, c'est imparable. Qui voudrait se passer d'expertise ? Face à des sujets complexes, vous préférez confier les dossiers à des béotiens ou des experts ? Pour parler de fiscalité, vous préférez des politicards ou des vrais gestionnaires d'entreprises ? Pour gérer l'assurance chômage, des fonctionnaires invirables ou des DRH qui connaissent "la vraie vie" ? Etc etc... 

C'est assez fou, que l'expertise, la vraie, soit confondue avec les intérêts. La DRH de Danone, Muriel Pénicaud a agi comme ministre selon les intérêts du CAC. Le directeur du lobbying d'Unibail Rodamco, Benjamin Griveaux, a protégé comme secrétaire d'État à Bercy les intérêts des promoteurs. Notre choix numéro un de commissaire européen, Sylvie Goulard, a été retoqué pour des raisons de conflits d'intérêts et notre choix numéro deux, Thierry Breton, est passé, malgré ses multiples casquettes (incluant outre Atos, un rôle de "sage" dans la succession Arnault chez LVMH...) bien plus encombrantes. 

Le livre "les voraces" du journaliste Vincent Jauvert détaille ses allers-retours publics privés, où l'on monnaye son carnet d'adresses... Une grande part de la Hollandie a recyclé son influence dans le privé : Guillaume Bachelay chez Decaux, Mathias Fekl chez les Brasseurs de France, Estelle Grellier chez Saur etc etc... Une grande part de la Macronie fait le chemin inverse en arrivant dans le public pour rincer leurs potes du privé comme ceux cités avant, ou Pannier Runacher et autres. Dans les deux cas, elles et ils ne vendent que de l'influence, du carnet d'adresse. Pas de l'expertise.

De l'expertise, il y en a chez les ingénieur.es, chez les soignant.es, pas chez les directeur.ices d'affaires publiques de promoteurs ou de Doctolib... Évidemment, la politique n'est pas un métier, et c'est incontestablement une bonne chose de mêler les profils, les parcours au service du commun. Mais un pays où la classe politique fait d'Anticor et de Transparency International des ennemis, un pays qui ne facilite pas la mise à distance des corruptions douces est un pays qui va mal. 

La petite musique du "tous pourris" relativise les dommages à l'oeuvre. Des rapprochements, des collusions, il y en eut de tout temps, mais jamais ô grand jamais les lobbystes n'ont eu le tapis rouge comme sous Macron. Ce dernier n'a pas "un passé dans le privé, où il a apprit les codes de l'entreprise". Non, il fut banquier d'affaires, un métier où l'on vend de l'influence et où l'on marie des fortunes. Son deal, comme banquier, fut de conseiller Nestlé quand ces derniers rachetèrent la division nutrition de Pfizer. Cela fait t'il de lui un expert en chef ou un intéressé en diable puisque cela lui fit gagner 2,8 millions d'euros ? Disons pudiquement que poser la question est déjà y répondre en grande partie. 

24/05/2021

Quoi de commun, à droite ?

"Benoît Hamon, le wokisme, la cancel culture, les réunions non mixtes... Peut-on faire l'union à gauche autour des minorités ; peuvent-elles permettre le rassemblement d'une majorité ?". Ce matin, pour la millième fois ces derniers mois, les intervieweurs stars ont continué leur jeu favori : la fracturation idéologique des gauches. Écriture inclusive, réunions fermées, subventions n'allant pas à l'Opéra ou pas à un aéroclub... Ils scrutent avec minutie tout ce qui peut faire objet de dissensus, à gauche.  En mettant la loupe ultra grossissante de réseaux sociaux sur des micro phénomènes invisibles à l'oeil nu de la rue, ils se gobergent à l'idée fantasmée de "gauches irréconciliables".  Et jamais ils ne parlent du consensus à 100% autour de l'idée de faire de la planification écologique, de décupler les moyens de lutter contre la fraude fiscale, de rétablir l'ISF et d'abolir la flat tax, de redonner des moyens digne à l'hôpital, à l'école, à la justice... C'est tellement moins drôle de parler de ce qui fédère, alors qu'une bonne vieille disputatio à propos de paroles chopées à la volée, ça c'est rigolo.

La ruse est tellement grossière, tellement outrancière, que je crois que répondre frontalement n'est plus une option : il faut répliquer à front renversé et demander quoi de commun, à droite ? Les échanges à fleurets même plus mouchetés entre LR, LREM et RN montrent bien la tension montante entre ces trois partis où les convergences sont de plus en plus fortes. Quand on peine à se démarquer sur le fond, on se frite sur la forme puisqu'à la fin, il n'y a qu'un vainqueur de l'élection. Il reste évidemment une différence orthogonale sur l'Union européenne, l'acceptation des traités et des règles communes et également des alignements ou soutiens différents, sur la scène internationale avec un amour plus ou moins fort pour Poutine, Biden et Assad, par exemple. D'accord, ce sont des différences segmentantes.

Mais tout de même : sur le régalien, il y a une convergence plus qu'inquiétante autour de l'idée d'une surenchère poujadiste. Donner plus de libertés d'actions à la police,  les violences policières n'existent pas, pas plus que les contrôles au faciès et il faut des peines plus lourdes. Il y a aussi une constante sur le fait que les migrants ont des devoirs avant d'avoir des droits, ce, au mépris des conventions qui régissent le droit international et sur lesquels la France s'assied de plus en plus en n'ayant pas des conditions d'accueil dignes de ce nom (litote). Ça n'est pas tout, en matière économique, il y a consensus sur ce bloc : Smith et Friedman ne doivent pas être désavoués, un haut niveau d'inégalités est quelque chose de naturel qu'il ne faut pas contrecarrer. Ça n'est pas dit explicitement, mais on maintient l'ISF et la flat tax, on allège la fiscalité sur les successions (Le Maire l'a proposé, Marine le Pen a embrayé), on ne touche pas au SMIC ou au point d'indice des fonctionnaires. L'idée est convergente chez les trois, aussi, que les normes environnementales sont un ennemi. Macron ministre a pilonné les normes Seveso (salut aux habitant.es voisin.es de Lubrizol...) et torpille les demandes écologistes en matière agricole. Même le WWF, peu revendicatif d'habitude à quitté la table des négociations où seule la FNSEA est entendue. Pourquoi continue-t'on à tout prix à parler de 2, voire de 3 familles politiques différentes quand ils sont tous d'accord pour pratiquer le dumping social et environnemental ? Parler de bloc brun permettrait de clarifier le débat...