16/07/2017
La bataille de l'attention sera éducative ou sera perdue
Hier j'ai posté une photo d'un restaurant où tous les commensaux sont équipés d'ordinateurs, sauf un qui lit le journal en version papier. Le papivore a l'air serein et débonnaire. Chenu, il appartient au monde d'avant et ça lui convient pleinement. Pour rien au monde il ne voudrait d'un ordinateur lui aussi. La tentation est forte d'en faire un enjeu générationnel et c'est plus que réducteur, faux.
Dans les années 80, déjà, les parents s'alarmaient de ce que leurs enfants utilisent des walkman, instrument qui "vous rend schizophrène" parce que certains ados le gardaient dans le salon, ou à table, se coupant de la conversation familiale. Chaque nouveauté technologique nomade permet à son utilisateur d'emporter son nouveau monde avec lui et de faire sécession avec celui qui l'entoure. Difficile de mettre un walkman et un smartphone sur un pied d'égalité en ce qui concerne la captation d'attention, pour autant. Relances incessantes, notifications, multiplications des fonctionnalités, le "colonialisme numérique" pour reprendre l'expression de l'essayiste italien Roberto Casati nous mange le cerveau avec une sollicitation toutes les dix secondes, en moyenne. Difficile de ne pas voir la montée en puissance de ces outils et leur cannibalisme sur notre bien le plus précieux, notre attention. A cause d'eux, comme l'a magistralement montré Johnatan Crarry, nous rongeons le sommeil pour consommer davantage d'écrans. C'est ce qui poussait le patron de Netflix, Reed Hastings a déclarer solennellement que "son seul concurrent, c'est le sommeil". Du coup, la question qui va se poser fortement c'est celle de notre résistance pour reprendre la main sur les horloges. Et cette résistance ne peut pas se faire en débranchant (que le type prêt à se passer d'Internet à jamais lève la main et accepte d'aller des examens cliniques...) mais en se rééduquant.
Ne pas accepter lâchement que ce nous voulons consommer comme informations ou fictions soit dictée par la production, mais de retourner à notre envie. J'ai passé quelques jours loin de Paris où une ado m'expliquait qu'elle lisait uniquement ce qu'elle trouvait de gratuit à télécharger sur son téléphone : des nouvelles de science fiction low cost... Ce parce que les livres étaient trop lourds à transporter.
Pérec, déjà, observait que la lecture dans les transports en commun allait changer le mode d'écriture de nombreux auteurs : des chapitres courts, qui se lisent en quelques stations, plutôt que d'amples récits. Exit Guerre et Paix et les Misérables. Le succès colossal des séries peut être lu dans la même veine : 30 ou 50 minutes, c'est idéal pour un trajet en train, en RER. Tout le monde n'a pas 2h de cerveau disponible devant lui (après, il y a un autre public qui s'enfile les séries d'un coup, en "bingant" 6 heures d'un coup, mais c'est marginal par rapport à l'ensemble).
En somme, on nous fragmente le monde, on nous pousse à faire court, bref, à être des éjaculateurs précoces de l'esprit ; tu parles d'un projet de civilisation ! Aussi, résister, ça n'est pas revenir au papier coûte que coûte, ça serait aussi vain que de demander le retour du Minitel. C'est juste être capable de nier l'avantage technologique quelques heures. Maintenant que tout le monde s'est mis à courir, on vous incite à courir connecté : pour appeler si vous vous perdez, pour enregistrer vos performances et autres fadaises... Au contraire, courir sans laisse électronique c'est gouter à nouveau la joie de gourmet d'être injoignable une heure et de se concentrer sur son souffle et ses sensations dans les mollets plutôt que de demander la permission à un tableau de bord si on peut ou non accélérer.
Des petits margoulins l'ont bien compris qui nous vendent des stages de déconnexion, de méditation, de mindfullness et de retour sur nous mêmes pour à peine 8 000 euros la semaine. Inutile de marchandiser une nouvelle fois notre attention en demandant à des intermédiaires ce que nous nous devons de faire nous mêmes et d'apprendre à nos proches et nos enfants : être au monde. Je vais de ce pays mettre en pratique en quittant cet écran pour retrouver un chef d'œuvre en papier, "le seigneur des porcheries".
11:50 | Lien permanent | Commentaires (46)
11/07/2017
Des ex au has been de Marianne.
"Je sais que les ex, c'est sexe, c'est sexy" chantait Camille. Bien sûr, il y a l'association de rimes, mais il y a aussi un fond de vérité. "L'ex" comme le "has been" sont caractérisés par le fait qu'ils appartiennent au passé, mais le fossé entre eux est immense. D'un point de vue amoureux, on évoque les "ex", voire "les archives" lorsqu'ils/elles sont peu glorieux(ses) et qu'on préférerait oublier leur existence. Mais la référence à "l'Ex", et 1 million d'oeuvre de fictions sont fondées la dessus (souvent pas les meilleures, soyons honnêtes), c'est la possibilité du retour de flamme. Et sur ce point précis, l'analogie avec le politique se tisse. On le voit bien en ce moment aux Etats-Unis, la figure de l'ex se mythifie d'autant plus quand le suivant est naze. Obama était déjà très encensé, mais quand on le compare à Donald Trump, la canonisation de Saint Barack n'est pas loin... Idem pour Clinton, qui a eu le bon goût d'arriver après Bush Père et de laisser le pays à Bush fils, ce qui fait que les nostalgiques de Bill sont fort nombreux et pas seulement pour ses activités multiples en bureau ovale.
Et chez nous ? L'Ex de la France par excellence, c'est de Gaulle. Le type que tu gardes dans la peau 12 ans après un flirt abrégé. Il s'est infligé une traversée du désert pendant laquelle tu ne peux l'oublier complètement et où tu ne veux pas l'oublier vu les mecs que tu te tapes (Vincent Auriol et René Coty qui ne manque qu'à OSS 117). Quand il revient, tu sais que c'est lui et ça durera 10 ans joyeusement avant, fatalement, de tourner vinaigre à la fin. Mais comme il a le génie de faire reposer la faute sur toi quand il claque la porte, tu ne l'effaces jamais de ta mémoire. 47 ans après sa mort, une bonne part de toi voudrait encore croire en sa résurrection.
Mitterrand et Chirac ne sont pas vraiment des ex. Plutôt des histoires menées à leur terme. On en pense ce qu'on veut, mais quand on ressort les photos jaunies, on sourit toujours en se disant, que c'était bien. Des hauts et des bas, bien sûr, mais c'était bien. Tu es nostalgique sans amertume : eux, c'est le passé. Les ex majuscules.
L'ex minuscule, c'est Giscard. Il l'a vraiment joué grand prince pendant 7 ans et n'a jamais digéré de se faire éconduire. Du coup, il est resté dans l'entourage pendant 30 ans, à envoyer des signaux lourds pour dire qu'il était disponible, un peu comme un VRP qui klaxonnerait en bas de chez toi dans une Cadillac rouge de location. Plus le temps passe, plus son insistance fait pâlir son aura. Du coup, on en vient à oublier les beaux moments de ces sept années (principalement dus à Simone Veil) pour ne se souvenir que des moments gênants, comme la fois où il a piqué des bijoux en voyage en Afrique où son "au revoir" où il se voulait Jean Vilar et ne fut que Jacques Ballutin...
L'ex honteux, c'est Sarkozy. Ca fut une histoire plus brève que les autres (seul Pompidou est resté 5 ans, mais lui c'est le drame ; l'ex mort...) et plus passionnée aussi. Il t'as mis la honte dès le début en t'emmenant au Fouquet's, son discours sur "l'homme africain pas rentré dans l'histoire" digne de Michel Leeb, tu t'en serais passé... Lui, il a fait tant de conneries, tant de choses impardonnables que tu savais bien qu'il fallait mettre un terme rapidement. Mais quand même, quand la tempête financière a frappé, il était là. Et puis, pour faire la cour, il était bon. Du coup, bizarrement, étonnamment, tu l'as un peu regretté. Pas au point de le conserver, il y a 5 ans, mais quand même une part de toi trouves que ce beauf à gourmette savait parfois te vendre du rêve. Et autant il fut odieux quand il était en confiance, autant il savait la jouer profil bas lorsque tu lui as tapé sur le museau. Tu as même gardé dans un tiroir ses deux lettres d'au revoir qui sont presque bouleversantes. Et contrairement à Giscard, il est têtu mais pas obstiné, depuis 8 mois il a disparu pour de bon. Un point pour lui.
Et puis il y a le dernier en date. Quand tu repenses au soir où vous avez conclu, tu te dis que le mec a surtout gagné un concours de circonstances. Tu en bavais pour le financier flambeur de Washington, mais son priapisme maladif fait que vous ne vous êtes même pas rencontrés. Après, à choisir en fin de bal, le beauf à gourmette t'exaspérait tellement que tu as dit oui. Mais assez vite, tu as déchanté. Pour la première fois de ta vie, tu tombais sur un ultra mou. Un phobique de la prise de décision. Lui même étalait ses histoires d'ex devant tout le monde et c'était lourd. Gênant. Ça et sa famille. Il ne parlait que d'elle et pour elle. Le type a passé cinq ans à refaire des plans de table, pour essayer de ne vexer personne. Bref, il t'a délaissé pour essayer de résoudre ses petits problèmes tant et tant que quand tu t'es fait draguer par tout le monde, notamment son jeune neveu qu'il t'avait présenté, il n'a pas répliqué. Il a laissé faire en espérant que, par contraste, tu le regretterais. Lui aussi voulait que ses photos jaunissent, que l'histoire le rattrape et qu'on le regrette. Raté. Il est parti et plus personne ne prononce son nom. Personne n'épie ses faits et gestes, ses décisions ou avis. On s'en fout. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi de tous les ex est-il le seul à être has been ?
L'argument du temps ne tient pas. Sitôt parti, le beauf à gourmette était déjà regretté. Pour être regretté, il faut se distancier du reste. Mitterrand n'était pas possible à comparer à Chirac, on aimait ou pas, mais on choisissait son camp. Idem pour Chirac et Sarkozy et Sarkozy et Hollande. Deux histoires. Le problème d'Hollande, c'est d'être Macron en moins bien. En moins jeune, moins photogénique, moins décomplexé dans son libéralisme. Voilà pourquoi dans la carte du Tendre de Marianne il ne sera jamais un ex. Juste un has been...
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08/07/2017
Violence sociale des villes et résultats électoraux : une autre lecture du progressisme
Elections américaines 2016, Brexit, présidentielle française 2017 : toutes ces cartes électorales ont en commun de faire ressortir une différence flagrante entre les villes et le reste des territoires. New York et San Francisco ont voté pour un inutile raz de marée Clinton, Londres voulait ardemment rester dans l'UE et Paris a offert un plébiscite stalinien à Macron. Cette réalité arithmétique est incontestable, mais la lecture qui en est généralement faite a de quoi interroger. On lit presque toujours que les villes incarnent "une société ouverte sur le monde, la mondialisation, les différences et la diversité, le progrès". En somme, si le monde entier était à l'image de Paris et autres mégapoles, nous irions vers une prospérité bienheureuse, pacifiste et épanouie.
Ce qui est trop souvent passé sous silence, en revanche, ce sont les conséquences électorales de la folle compétition des villes. Car si on dit que les villes sont plus propices à une opinion progressiste, on omet ce que le coût de vivre en ville fait peser sur les mentalités. La folle compétition, cette "lutte des places" qui se superpose à celle des classes induit des inflexions électorales sur certains sujets. Au moment du lancement de la première Nuit Blanche, on avait pu entendre le maire de Paris claironner "Si vous voulez dormir, allez vivre à Rodez". Il était fier de sa formule, Bertrand Delanöé, il avait l'inhumanité capitaliste moderne en bandoulière. Il ne voyait même pas ce qu'il y avait de violents pour les milliers de pauvres hères qui travaillent la nuit dans des conditions matérielles précaires pour permettre à ceux qui vivent bien de faire la vite et de faire tourner la machine à consommer sans discontinuer : le temps c'est de l'argent et dans ces conglomérats de richesses que sont les mégapoles, on ne doit pas lambiner sur la dépense et surtout la capacité à dépenser. Les magasins ouverts 24/24h et 7/7j, voilà le rêve moderne ! Forcément, tous ceux qui ne peuvent suivre le rythme des hamsters sous EPO que suivent les citadins, se déportent et explosent en vol. Ca, c'est assez bien documenté, ce que la gentrification impose d'homogénéisation sociale dans les villes : à 9 000 euros le M2 à l'achat, Paris devient une citadelle où les classes populaires ne peuvent rentrer qu'au compte gouttes et en guignant des strapontins, comprendre des chambres ou des studios.
Et pour ceux qui ont gagné, ceux qui restent au coeur de la ville, le coût de cette bataille les a marqués à vie. Ils ont développé une capacité naturelle à accepter les inégalités dont ils ne se rendent même plus compte. La violence du prix des loyers, de la garde des enfants, de la durée de transports ou du prix des loisirs (les places de concerts et spectacles dans les mégapoles affichent des courbes indécentes), la difficulté qu'il y a à pouvoir continuer le jeu vous rend moins solidaires. La première conséquence observée est la moins grande tolérance aux impôts directs : quand votre loyer vous semble déjà relever de la spoliation, l'impôt sur le revenu et les impôts locaux vous font grogner. Rien d'étonnant, alors, que le "ras le bol fiscal" touche d'abord les foyers les plus favorisés des centres urbains... Ajoutez à cela l'augmentation de tarifs progressifs pour nombre de services (crèches, cantines, activités sportives) et les classes moyennes supérieures ont l'impression d'être des moutons sans cesse tondus. Rien d'étonnant non plus à ce que les politiques municipales ne se focalisent pas, en termes de moyens, sur l'aide aux personnes les plus fragiles, mais cherchent à offrir davantage de services aux classes moyennes : si le Vélib' est d'un coût modique à l'abonnement, l'Autolib' profite surtout aux classes moyennes qui peuvent se payer l'abonnement, lequel reste en immense partie subventionné par la Mairie de Paris. Bolloré s'est engagé sur le contrat municipal à apurer les dettes jusqu'à un certain montant, plafond qui est enfoncé joyeusement et la riche municipalité parisienne corrige la différence pour une somme importante (certaines sources avaient avancé 180 millions d'euros par an. L'hôtel de ville n'a pas voulu commenté), somme qui, investie dans le logement social, dans l'aide aux migrants ou aux personnes seules permettrait de faire de Paris une ville plus solidaire. Ca n'est pas le choix qui est fait. Et ça n'est pas forcément une priorité pour les habitants, progressistes, peut être, mais pas solidaires pour autant. A Londres, à New York ou à Paris, la tolérance pour les différences d'orientation sexuelle, les différences ethniques ou religieuses sont beaucoup mieux acceptées qu'ailleurs. Mais les différences financières aussi, elles sont complètement banalisées. Le progressisme n'est pas un humanisme, en somme. Et les centres villes pas nécessairement des lieux si accueillants.
On ne vit pas bien dans les grandes villes, mais on n'a guère le choix : la profusion d'opportunités professionnelles fait que l'on s'y poussera de plus en plus, par choix ou à contrecoeur. Un des meilleurs indicateurs de ce désamour est la migration très importante des retraités qui choisissent le confort balnéaire, rural ou montagnard, sitôt qu'ils sont débarrassés des obligations professionnelles, les cheveux chenus partent vivre vingt années plus agréables ailleurs. Les villes ne sont pas accueillantes, non plus pour les migrants, pas assez solvables, qu'elles refoulent vers de lointaines périphéries. Enfin, emblème de l'imaginaire urbain, les créateurs et artistes. Eux aussi, de plus en plus désertent les villes par contrainte. De Paris au début du siècle dernier où ils vivaient la Bohème, les rapins et autres scribouillards avaient migré vers New York rendu abordable par la guerre du crack. Quand Big Apple a vu ses prix explosé, ils sont partis à Berlin et aujourd'hui, vers Cracovie. Ce, pour les plus internationaux, les plus mobiles, les plus libres, aussi. Mais pour les autres, c'est un exil de proximité. Les artistes parisiens ont franchi le périph pour Saint Ouen, Ivry et Montreuil, mais n'ont pu rivaliser avec l'arrivée de cadres moyens ont du migrer vers Vitry et maintenant Sevran.
Les villes sont devenues des espaces socialement homogènes, certes, mais politiquement aussi : des espaces d'acceptation, voire de résignation de la violence sociale du capitalisme moderne. Pour contrer cela, il faudra donc compter sur une remobilisation et un retour aux urnes de ceux qui sont privés de cette lutte des places. Pas le scénario le plus évident, mais l'histoire est jalonnée d'exploits inattendus.
16:20 | Lien permanent | Commentaires (19)